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Article "Soufisme et Tradition, l'influence de René Guénon"

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Message par Ayin Mar 18 Juil - 20:54


Bonjour les amis,

Voilà un article paru dans la revue des archives des sciences sociales des religions qui me semble très intéressant. L'auteur est David Bisson. À lire et à relire.

"L’influence de René Guénon sur l’islam soufi européen
Par David Bisson

René Guénon, s’il n’a pas laissé de textes conséquents sur le soufisme, s’en est toujours recommandé, comme l’un des prolongements possibles de son exposé doctrinal. Chez lui, le soufisme d’abord, et l’islam ensuite ne se comprennent qu’au regard de la Tradition primordiale, mère de toutes les traditions religieuses. Certains de ses disciples, dont le roumain Michel Vâlsan, vont creuser le même sillon pour donner au soufisme une teinte particulière. Ressourcé à la pensée du mystique Ibn Arabî, passé au crible de la doctrine traditionnelle, le soufisme guénonien se présente comme la dernière possibilité initiatique en Occident. De son côté, le cheikh Pallavicini développe une conception similaire pour installer sa confrérie dans le paysage religieux italien. Il favorise ainsi l’émergence d’un soufisme d’Occident, chrétien dans son univers culturel, européen dans son espace géographique et guénonien dans ses projections métapolitiques.

Ce n’est qu’en 1931, avec la parution de son ouvrage Le Symbolisme de la Croix, que René Guénon dévoile sa filiation à l’ésotérisme soufi. Il dédicace son livre « à la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir » et rappelle que « si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine » (Guénon, 1996 : 32). Ces quelques mots, opportunément rappelés en préface d’un livre majeur, signent plus une évolution stratégique qu’une orientation doctrinale. L’auteur reconnaît au soufisme – défini comme le cœur de l’islam – une place privilégiée dans l’économie spirituelle du monde et un rôle capital pour le ressourcement intellectuel de l’Occident. En d’autres termes, il intègre la voix de l’islam à son concert de la Tradition 1 pour en faire sa meilleure, sinon sa dernière incarnation. Est-ce à dire qu’il ne pense l’islam qu’à travers le prisme de la Tradition primordiale ? Fidèle à sa perspective universelle selon laquelle « quiconque a conscience de l’unité des traditions [...] est nécessairement, par là même, “inconvertissable” » (Guénon, 1998 : 106), il ne se rallie pas exclusivement à l’islam, mais fait de cette révélation le complément possible, et peut-être nécessaire, de sa doctrine intellectuelle.

Avant d’étudier les croisements et les influences réciproques de ces deux termes, Tradition et Soufisme, il convient de revenir sur la trajectoire intellectuelle de Guénon. Comment un Français, plongé dans l’ambiance occultiste de la fin du xixe siècle, a-t-il pu être initié à l’une des branches de l’arbre soufi ? C’est par l’intermédiaire du peintre et occultiste Ivan Aguéli (1869-1917) 2 que le penseur se rattache, sous le nom d’Abdel Wahid Yahyâ, à la descendance spirituelle du cheikh Elish. Il reçoit la baraka (influence spirituelle) en 1911, mais semble avoir eu connaissance, dès 1909, de l’ésotérisme islamique par l’entremise de Léon Champrenaud 3. Les sources auxquelles se rattache le jeune Guénon en matière de soufisme apparaissent difficilement vérifiables en raison du caractère d’oralité et de confidentialité propre au milieu occultiste dans lequel il évolue. On peut d’autant plus relativiser cette influence qu’il noue, également à cette époque, des liens avec l’hindouisme, le taoïsme, la franc-maçonnerie et le gnosticisme. Il se référera d’ailleurs surtout aux textes de la doctrine hindoue pour asseoir théoriquement son intuition fondamentale, celle d’une Tradition primordiale, comprise comme l’archétype de toutes les traditions religieuses de l’humanité. Et, dans l’éventualité même d’un ressourcement de la tradition occidentale, ébauchée dans son ouvrage Orient et Occident, il préconisera également un rapprochement avec la métaphysique hindoue. En 1924, son opinion sur l’islam se résume de la façon suivante : « il ne nous paraît pas opportun de s’appuyer principalement sur l’ésotérisme islamique ; mais, naturellement, cela n’empêche pas que cet ésotérisme, étant d’essence proprement métaphysique, offre l’équivalent de ce qui se trouve dans les autres doctrines » (Guénon, 1987 : 205).

Avec son installation au Caire, à partir de 1930, il se retrouve pourtant au cœur de cet islam qu’il considérait à mi-chemin de l’Occident et de l’Orient. Ce départ, qui ne correspond ni à une volonté précise ni à un choix rationnel, oriente progressivement sa pensée vers de nouveaux territoires. On note qu’il se conforme, à partir de ce moment, aux us et coutumes de la tradition musulmane et qu’il pratique régulièrement la cérémonie soufie du dhikr (invocation des noms de Dieu). En revanche, ses contacts avec les milieux soufis semblent se limiter à quelques réunions organisées par le cheikh Salama Hasan al-Radi (1866-1939), fondateur de la confrérie Châdhiliyya-hamadiyya 4, et à la rencontre en 1940 du futur cheikh de l’université d’al-Azhar, Abd al-Halim Mahmud (1910-1978) (Zarcone, 2001 : 274-275). À côté de cette « vie simple », il conserve le rythme d’un intellectuel occidental avec la rédaction de nombreux articles et une correspondance très fournie 5. Ce va-et-vient incessant entre deux mondes contribue d’ailleurs à inscrire durablement l’empreinte soufie dans la pensée traditionnelle comme le prouve la parution de deux numéros spéciaux du Voile d’Isis 6 consacrés, pour l’un, à la tradition islamique (1934) et, pour l’autre, au soufisme (1936). Cependant, ses écrits sur le sujet, regroupés pour l’essentiel dans un ouvrage posthume intitulé Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme (1973), restent étonnamment peu nombreux. Ils tournent autour de deux axes qui constitueront l’armature de ce que l’on a appelé le « soufisme guénonien » : l’approfondissement de l’ésotérisme islamique et la nécessité d’une pratique initiatique, en l’occurrence soufie.

La singularité de Guénon consiste, dès le départ, à intégrer l’étude de l’ésotérisme islamique dans le cadre conceptuel de la Tradition primordiale. En effet, sa lecture insiste sur les concordances gnostiques 7 entre les deux visions et dessine les contours d’un islam spécifique, fondé sur trois idées directrices. Il met, tout d’abord, l’accent sur les principes métaphysiques qui irriguent l’islam dont le premier d’entre eux réside en l’unité de la doctrine : « cette affirmation de l’Unité n’est exprimée nulle part aussi explicitement et avec autant d’insistance que dans l’Islamisme où elle semble même [...] absorber en elle toute autre affirmation » (1973 : 39). Ensuite, il présente l’islam comme la tradition par excellence qui concilie l’organisation religieuse (exotérisme) et la connaissance intérieure (ésotérisme). Cela le conduit à rappeler l’importance et surtout l’orthodoxie du soufisme au regard des préceptes religieux : « le “çufisme” est arabe comme le Coran lui-même, dans lequel il a ses principes directs » (1973 : 20). À ce titre, il préfère employer le terme tasawwuf, traduit par « ésotérisme islamique », plutôt que celui de soufisme, dont il se méfie des connotations mystiques. Enfin, il relie, dans sa philosophie ésotérique de l’histoire, l’islam à l’hindouisme, en considérant respectivement ces deux traditions comme les plus proches et les plus éloignées de la Tradition primordiale. Elles sont chacune le reflet, à deux époques différentes, de la même métaphysique exprimée, pour l’une, par la doctrine de la non-dualité et, pour l’autre, par la doctrine de l’unicité de Dieu. Cette exégèse renvoie incidemment à l’idée que l’islam constituerait, en réalité, l’ultime véhicule historique de la Tradition universelle.

Sur ce sujet, Guénon opère bien, à partir des années 1930, un infléchissement ou un approfondissement de sa doctrine. Il souligne effectivement la nécessité de corréler la connaissance intellectuelle à une discipline religieuse, c’est-à-dire l’obligation de revêtir une forme traditionnelle complète (ésotérisme et exotérisme). Cela constitue un tournant dans sa réflexion puisqu’il réhabilite, à côté de l’ésotérisme, la fonction du religieux tant dans la sphère privée que dans la sphère publique. La reconnaissance du cadre traditionnel (religion) et la réaffirmation du noyau spirituel (initiation) assurent la postérité du concept même de Tradition, toujours réinvesti et donc réactualisé à travers un engagement de type spirituel. Et l’islam, dans cette configuration, possède bien une loi extérieure, la charia (šarī‘a), qui s’impose à la masse, et une voie intérieure, la haqîqa, qui discerne l’élite. Dans une lettre du 27 juin 1936, il avoue ne plus croire à une restauration initiatique sous un mode occidental (franc-maçonnerie, compagnonnage et, dans une moindre mesure, catholicisme) et voit dans la forme islamique « la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe » (2001 : 37). Joignant le geste à la parole, il oriente d’ailleurs une partie de ses proches, pour ne pas dire disciples 8, vers les écoles soufies. Frithjof Schuon rejoint par exemple, en 1932, le cheikh al-Alawî 9 en Algérie. En 1935, il reçoit le « diplôme » (ijâza – ’ižāza) d’« instructeur » (muqaddem) des mains d’Ibn Tunis, représentant du cheikh, et se voit consacré maître spirituel habilité à transmettre l’« influence spirituelle » (baraka) attachée à la confrérie 10. Cette filiation est importante, dans le contexte guénonien, puisque Schuon fonde successivement trois branches de tarīqa en Europe (à Bâle, Lausanne et Amiens) qui seront autant de possibilités initiatiques offertes aux Occidentaux.

L’interprétation que Guénon fait de la tradition islamique lui permet, en définitive, d’envisager cette dernière comme une solution de rechange pour l’Occident. Il ne lui décerne pas expressément un certificat d’exclusivité, mais envisage, plus sûrement, le soufisme comme l’un des derniers lieux d’initiation possibles. Son œuvre et surtout sa correspondance traduisent bel et bien, en filigrane, cette volonté qu’une partie de ses héritiers va affermir. On assiste, ainsi, à l’étaiement d’un soufisme d’ordre intellectuel dans la sphère guénonienne, de même qu’au déploiement d’un soufisme plus cultuel sur la scène européenne. Avec deux préoccupations majeures : l’étude de la doctrine et sa mise en équation personnelle, à travers l’initiation au soufisme.

Vâlsan : un soufisme guénonien

Après le décès de Guénon en 1951, ses principaux héritiers vont fortement contribuer à faire connaître le soufisme en Occident, que ce soit par la divulgation de la doctrine ésotérique ou par la formation discrète de groupes soufis (tarīqa-s). Des auteurs tels que Martin Lings, Titus Burckhardt ou Frithjof Schuon témoignent de leur attachement initiatique au soufisme et s’évertuent à en exposer les principes fondamentaux. Ces études restent, pour la plupart d’entre elles, des présentations savantes du soufisme à l’image de ce que le maître a pu écrire sur les doctrines hindoues. Seyyed Hossein Nasr 11 parle, à propos de ces ouvrages, d’exposés authentiques qui « ne s’adressent qu’au petit nombre et ne peuvent être pleinement compris que par l’élite intellectuelle » (1980 : 21). Ils sont en quelque sorte une préparation théorique, dans la droite ligne guénonienne, à un engagement plus profond, de nature initiatique. En parallèle, de « nouveaux initiés » fondent, après être passés par les groupes soufis de Schuon, leurs propres structures à l’exemple des tarīqa-s Darqawiyya de Roger Maridort 12 et Alawiyya de Michel Vâlsan. Le soufisme ne se limite plus seulement à une démarche culturelle, voire exotique, mais revêt les dimensions d’une réalité vécue. Cette double impulsion, intellectuelle et initiatique, contribue à faire des années 1960 « l’époque la plus importante pour l’influence des guénoniens ; ils dominaient alors le champ du soufisme en Occident et représentaient une des rares sérieuses solutions religieuses de substitution » (Sedgwick, 2000-2001 : 298).

Parmi tous les auteurs qui s’inscrivent dans la lignée de la pensée guénonienne, deux d’entre eux peuvent être considérés comme ses principaux successeurs : Schuon (1907-1998) et Vâlsan (1907-1974). Le premier se détachera progressivement de l’islam et de la Tradition pour faire de sa confrérie un « mouvement religieux universaliste » tandis que le second développera, à partir de son exégèse d’Ibn Arabî 13, les idées défendues par le maître 14. Il n’est pas inutile de revenir sur le parcours de Vâlsan pour comprendre comment ce soufisme naît dans un contexte spécifiquement guénonien. L’ancien diplomate roumain noue des contacts prolongés et amicaux avec Guénon qu’il qualifie de « Très cher et très vénéré Maître » dans ses lettres. En 1960, il prend la direction de la revue Études Traditionnelles et écrit, jusqu’à son décès en 1974, plus de cinquante textes que l’on peut diviser en trois catégories : articles sur l’œuvre et la fonction de Guénon, traductions annotées d’écrits d’Ibn Arabî et sujets divers d’ésotérisme. À propos de sa filiation soufie, il rejoint l’ordre alawî constitué à Bâle autour de Schuon et se fait initier à Amiens, en 1937, sous le nom d’Abd el-Azîz Mustafâ. Il fonde, à la fin de la guerre, une branche indépendante de la confrérie et se détache progressivement de Schuon à qui il reproche, avec l’appui de Guénon, l’« universalisme intellectualiste d’un caractère général et approximatif » 15. Sa tarīqa se distingue, au contraire, par une grande rigueur intellectuelle et religieuse ; elle peut être considérée, à ce titre, comme la « première tarîqa islamiquement orthodoxe d’orientation “guénonienne” » (Mutti, 2002 : 67). Vâlsan réalise par ailleurs un travail conséquent de traduction et d’interprétation des textes d’Ibn Arabî qui en fait l’un des fondateurs des études akbariennes en France.

À partir des années 1950, on voit donc émerger un soufisme guénonien qui doit autant à l’influence doctrinale du fondateur qu’au rattachement spirituel à l’islam. Ce courant de pensée s’articule autour de deux idées directrices : l’inscription de l’islam dans le cadre conceptuel et historique de la Tradition et la position providentielle de Guénon à cet égard.

L’islam et le soufisme au regard de la Tradition primordiale

Le concept d’une Tradition primordiale à l’origine de toutes les traditions religieuses de l’humanité constitue la clé de la métaphysique et de la métahistoire guénoniennes. Cette Tradition permet, d’une part, la récapitulation des principes inhérents à toute religion et retrace, d’autre part, la longue marche « décadente » du monde moderne. Vâlsan s’appuie sur ces deux niveaux de lecture, métaphysique et historique, pour rappeler que l’islam s’intègre bien au corpus doctrinal de la Tradition de la même manière que sa dimension eschatologique s’inscrit bien dans la conception cyclique de la fin des temps.

À l’inverse de Guénon, Vâlsan part de l’ésotérisme islamique pour prouver la validité de la doctrine traditionnelle. Il s’appuie sur deux arguments complémentaires : la survivance, au travers de l’histoire, d’une connaissance initiatique et le rappel des principes de l’unité métaphysique. Dès lors, la doctrine guénonienne appartiendrait à la lignée spirituelle du Cheikh al-Akbâr 16. Au niveau théorique, cela se traduit par le rappel de la doctrine de l’unicité de l’être, reflet de la doctrine hindoue de l’identité suprême, et par l’approfondissement du lien entre les deux traditions : « l’Hindouisme est la continuation extérieure ininterrompue de la Tradition primordiale [...] ; l’Islam est la dernière révélation après une époque de “cessation des envoyés” (Cor. 5,19) » (1984 : 156). Au niveau pratique, Vâlsan souligne que la Tradition ne vaut que si elle est vécue, c’est-à-dire incarnée et mise en mouvement dans une forme religieuse donnée. Guénon n’est-il pas l’exemple parfait de ce rattachement à la forme islamique tout en continuant à affirmer le fond universel de toute tradition ? De plus, le développement des études autour de l’œuvre d’Ibn Arabî en Occident pourrait constituer un point d’appui idéal pour la formation d’une future élite intellectuelle. Guénon trouvait lui-même dommageable « qu’il n’existât pas d’exposé d’ensemble de l’ésotérisme islamique » 17 ; il semble que Vâlsan ait essayé de combler cette lacune en développant les premières études akbariennes en France auxquelles se rattacheront quelques grands noms de l’islamologie 18.

Ce rapprochement de l’islam et de la Tradition s’accompagne d’une mise en perspective historique dans le cadre de la modernité. L’histoire est, selon Guénon, une longue chute qui éloigne progressivement l’homme du principe premier et de l’unité primordiale. Cette descente – dégénérescence spirituelle – s’inscrit dans un grand cycle de vie, le Manvantara (doctrine hindoue), qui épuisera toutes les possibilités de la manifestation jusqu’à l’extinction finale. Cette philosophie pessimiste de l’histoire s’équilibre par l’attente, quasi messianique, d’un nouvel âge d’or. Quel rôle doit tenir la dernière révélation monothéiste dans cette configuration historique ?

Vâlsan insiste sur la portée universelle du message de l’islam en le dégageant de son contexte culturel et en le réinsérant dans la perspective traditionnelle. L’islam, également évoqué sous le nom de « Religion immuable » (al-dîn al-qayyim) dans le Coran, serait non seulement « la récapitulation de tous les précédents messages adressés à l’humanité de la part du Ciel » 19, mais aussi « le Sceau de la Prophétie et [...] par conséquent la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel » (Bammate, 1980 : 89). En d’autres termes, l’islam prendrait toute sa dimension dans le contexte de la modernité et apparaîtrait comme la religion de la fin d’un cycle, autrement dit celle de « la fin d’un monde » 20. Charles-André Gilis, disciple de Vâlsan et spécialiste d’Ibn Arabî, ajoute : « la forme muhammadienne jouit, de Droit divin, d’un statut privilégié qui la distingue de toute autre en vue de l’accomplissement d’une fonction eschatologique universellement attestée » (1991 : 17). Vâlsan et Gilis combinent en quelque sorte les données de l’eschatologie musulmane avec la perspective historique définie par la pensée traditionnelle. Dans ce schéma, la tradition islamique constituerait l’ultime branche de la Tradition primordiale, d’où la nécessité de se rattacher à l’islam : « seule l’entrée dans l’Islam compris dans son sens absolu et ses vertus complètes peut faire recouvrer la condition primordiale perdue » (Vâlsan, 1984 : 150). À l’universalité du message répondrait donc l’inéluctabilité du passage à l’islam.

Cette polarisation autour de l’islam ne va pas forcément de soi au sein de la galaxie traditionnelle. La référence à la Tradition primordiale – entendue comme universelle – ne risque-t-elle pas de se diluer dans le message islamique ? Et la spécificité de l’initiation occidentale, également mise en avant par Guénon, ne correspond-elle pas mieux au contexte européen ? De son côté, Ibn Arabî, s’il est reconnu comme « le plus grand des Maîtres », ne fait l’unanimité ni dans le monde musulman, ni dans les cercles soufis. La notion même d’un sens caché du Coran est loin d’être reconnue et acceptée par tous ; les groupes fondamentalistes se fondent, par exemple, sur une lecture littérale du texte sacré qui exclut, par définition, tout ésotérisme. Chez les soufis, seule une minorité, perçue d’ailleurs comme marginale, se revendique expressément d’Ibn Arabî et de la doctrine de l’unicité de l’être (Geoffroy, 2003 : 285). Les rapprochements opérés par Vâlsan entre le soufisme d’Ibn Arabî et la Tradition selon Guénon apparaissent, en définitive, comme une spécificité du soufisme guénonien. Ils laissent apparaître « un métissage entre les traditions orales de l’islam et celles de l’ésotérisme occidental » (Zarcone, 1999 : 158) que seule une approche intellectuelle, sinon gnostique, peut percer à jour.

La vie et l’œuvre de Guénon au regard de l’Islam

En parallèle des études menées sur l’œuvre d’Ibn Arabî, Vâlsan cherche à dévoiler le sens profond, sinon le « mystère R. Guénon » : « la disparition de l’homme permet de considérer l’ensemble de l’œuvre dans des perspectives différentes de celles que l’on pouvait avoir de son vivant » (Vâlsan, 1951 : 213). Il ne s’agit plus de relier les doctrines du soufisme et de la Tradition mais de révéler la fonction prophétique de l’initiateur de leur liaison. Cette relecture, à la fois ésotérique et maximaliste de sa mission, constitue l’autre pierre d’achoppement du soufisme guénonien.

Deux articles, publiés respectivement en 1951 et en 1953 dans les Études Traditionnelles, posent les jalons d’une lecture islamique du rôle de Guénon : « cet enseignement fut formulé en notre temps à l’intention de la conscience occidentale par l’œuvre providentielle de René Guénon qui fut l’instrument choisi d’un rappel suprême et d’un appui extrême de la spiritualité orientale » (Vâlsan, 1951 : 217). Vâlsan reprend à son compte le diagnostic établi dans La crise du monde moderne pour mettre en lumière la fonction médiatrice de Guénon, à la fois restaurateur des sciences traditionnelles en Occident et initiateur d’un rattachement à l’islam en Orient. Ce pont, symbolisé par la vie même du penseur, amène à redéfinir la stratégie traditionnelle. Celle-ci ne nécessite-t-elle pas une conversion à l’islam ? Le rattachement au cheikh Elish, les références à Ibn Arabî et l’installation au Caire de Guénon ne prouveraient-ils pas a posteriori cette mission ? De plus, la réalisation spirituelle que préconise le Traditionalisme passe par l’immersion, ésotérique et exotérique, en une religion déterminée. Or, l’islam est la seule tradition à proposer un cheminement initiatique et une discipline religieuse. Si Guénon s’appuya, un temps, sur l’hindouisme et chercha, ensuite, dans les traditions occidentales le moyen de sauver l’Occident, il est temps pour Vâlsan de reconnaître en l’islam la dernière possibilité de restauration traditionnelle. Son maître avouait lui-même dans une lettre de 1936 : « la restauration initiatique en mode occidental me paraît bien improbable [...] au fond, du reste, je n’y ai jamais beaucoup compté, mais naturellement je ne pouvais pas trop le montrer dans mes livres, ne serait-ce que pour ne pas sembler écarter a priori la possibilité la plus favorable » (Guénon, 2001 : 37). L’islam constituerait en quelque sorte la dernière chance de l’Occident.

Gilis, « disciple tardif » de Vâlsan 21, amplifie l’œuvre de ce dernier pour faire de Guénon et d’Ibn Arabî « des prophètes ou des fondateurs de religion » 22. Il étudie leurs fonctions respectives afin de montrer la complémentarité des deux œuvres : « chacune est souveraine dans la sphère d’influence traditionnelle à laquelle elle est plus spécialement destinée du fait qu’elle détient, sur le plan doctrinal, l’autorité initiatique suprême » (1991 : 45). À l’instar d’Ibn Arabî, Guénon, serait l’égal d’un « Envoyé » venu rappeler la « Vérité immuable » de la Tradition afin de favoriser « la constitution d’une élite disposant [...] des moyens opératifs indispensables pour ramener l’ensemble de l’humanité occidentale à un principe d’unité » (2001 : 51). Pour étayer son argumentation, Gilis relie la doctrine du Roi du Monde 23 à la métaphysique du Califat (Ibn Arabî), autrement nommée « doctrine de l’élite et de la gouvernance » (1993 : 15). Il existerait, à côté des luttes inhérentes à la sphère du politique, une grande lutte des initiés dans la sphère du spirituel. Et cette lutte opposerait les forces de la Modernité, incarnées par le monde occidental, aux forces de la Tradition, dont l’islam serait aujourd’hui le meilleur représentant. Cette vision dualiste des rapports de force à l’œuvre dans le monde contemporain n’est pas sans évoquer le concept du « choc des civilisations » décrit par Samuel Huntington 24. Selon le vocabulaire guénonien, on parlerait plus volontiers de l’opposition irréductible entre deux principes, la Matière et l’Esprit, derrière lesquels se cachent la Modernité et la Tradition, et peut-être l’Occident et l’Islam.

À travers cette opposition, Guénon n’a pas seulement une fonction prophétique, mais également un rôle providentiel. Son message, au-delà du contexte géopolitique et spirituel, doit se lire dans la perspective cyclique de la fin des temps. Il ne s’agit plus de sauver l’Occident, mais de préparer le « gouvernement des saints », c’est-à-dire « “l’Arche du salut” qui rassemble et unit toutes les forces traditionnelles qui subsistent encore et d’où sortiront les germes du cycle futur » (Gilis, 1993 : 262). L’horizon d’espérance se manifeste notamment dans l’attente du « Christ de la Seconde venue », le Mahdî 25, qui devra rendre l’islam manifeste. Ibn Arabî comme Guénon appartiendraient bien, selon Gilis, à cette « Élite de l’Élite » qui regroupe les forces spirituelles encore valides en vue de « l’achèvement de l’état humain dans le double sens que ce terme comporte, celui de “perfection” et celui de “limite finale” de l’ordre temporel » (1993 : 259).

Cette lecture apocalyptique, pour singulière qu’elle soit, s’inscrit bien dans la lignée guénonienne dont le but était également de préparer « les éléments qui devront servir par la suite au futur “jugement”, à partir duquel s’ouvrira une nouvelle période de l’histoire de l’humanité terrestre » (Guénon, 1999 : 15). Cependant, elle se double d’un ésotérisme de type prophétique qui fait de son individualité le véhicule d’un message divin. Si la majorité des guénoniens partage le sentiment d’une fin imminente du monde, elle n’envisage pas forcément l’islam comme la voie appropriée. L’exégèse proposée par Gilis laisse également pantois certains soufis : « disons-le franchement : les prétentions de certains “akbariens” ou “guénoniens”, tantôt implicites, tantôt explicites, sont affligeantes » 26. Le soufisme guénonien se caractérise donc par un double mouvement : une lecture islamique de la Tradition et une interprétation traditionaliste – au sens de gnostique – du soufisme. L’originalité principale réside dans la définition du rôle de Guénon, à savoir celui d’un « prophète » qui ramènerait l’islam dans le giron de la Tradition, ou l’inverse.

Pallavicini : un soufisme d’Occident

L’histoire de l’œuvre guénonienne, peu perceptible en histoire des idées, reste prédominante dans le domaine des conversions à l’islam. On peut la considérer comme diffuse dans la mesure où son approche métaphysique joue avant tout un rôle de déclencheur. Les premières conversions concernent surtout des intellectuels qui entrent dans l’islam par la voie du mysticisme (Kepel, 1991 : 354-355). Organisés en confréries, ils se préoccupent moins de questions théologiques que de recherches spirituelles. On peut les considérer comme la première génération de Français, dans la lignée guénonienne, convertie au soufisme. À partir des années 1970, le passage à l’islam soufi se popularise et la référence à Guénon devient, par le fait, plus difficile à repérer : beaucoup le croisent en chemin et l’abandonnent en route. Cette influence générale sur les convertis se double d’une filiation directe avec certains groupes soufis. Ici, la figure et l’œuvre du maître servent d’armature intellectuelle, sinon idéologique, à la réalisation spirituelle. On assiste à la mise en place de structures soufies occidentales qui contribuent à sortir l’islam de son contexte culturel et géographique. Situés à égale distance d’un fondamentalisme obtus et d’un soufisme syncrétique, ces « initiés » européens souhaitent revenir à un islam plus essentiel, « délivré des allégeances aux pays d’origine et des réflexes identitaires » (Geoffroy, 2003 : 303). C’est dans ce contexte que se situe l’essor de la confrérie contemplative du cheikh Abd-al-Wâhid Pallavicini (né en 1926) en Italie, exemple même d’un soufisme teinté de guénonisme.

Le cheikh Pallavicini est initié en 1951, sur les conseils de Burckhardt, à la tarīqa ‘Alawiyya et prend le nom, en référence à son maître, d’Abd al-Wâhid Yahyâ 27. Mais c’est en Extrême-Orient (Singapour) qu’il reçoit son « diplôme » (ijāza) de Maître spirituel sous l’autorité du cheikh Abd-al-Rashid 28. À son retour en Italie, au début des années 1980, il fonde une branche autonome de la tarīqa Ahmadiyya-idrîsiyya-châdhiliyya qui tire son inspiration de l’un des grands rénovateurs spirituels du xixe siècle, le cheikh marocain Ahmad Ibn Idrîs 29. Pallavicini souhaite ainsi donner la possibilité, à des musulmans d’origine européenne, de « vivre [...] la foi islamique dans ses aspects extérieurs comme dans sa réalité initiatique et contemplative, tout en menant une vie de famille normale et en exerçant une profession » (1995 : 19-20). Cette foi plonge ses racines dans l’ésotérisme guénonien pour germer sur le sol européen et se situe à la croisée de tous les chemins – Occident/Orient, islam/catholicisme, Modernité/Tradition – pour donner naissance à un soufisme singulier.

Un soufisme à dimension européenne

Il convient d’insister, avant d’étudier la réalité de ce soufisme européen, sur sa filiation guénonienne quasi exclusive. Pallavicini commence son principal ouvrage, L’Islam intérieur, par la dédicace significative : « À mon fils Yahyâ, dans le vœu qu’en enchaînant son nom à celui de son père il puisse, si Dieu le veut, poursuivre l’œuvre du Shaykh ’Abd-al-Wâhid (René Guénon) » (1995 : 24). Si les thèmes d’études se rapprochent beaucoup de ceux évoqués par Vâlsan, les références à Ibn Arabî se font plus rares. L’allégeance à la doctrine de Guénon constitue véritablement la spécificité de ce courant qui, en parallèle, suit rigoureusement les prescriptions cultuelles de l’islam. Le cheikh Pallavicini va cependant sortir son groupe des conventicules d’initiés pour acquérir une vraie notoriété et donner au soufisme guénonien une visibilité inattendue. Ce processus s’appuie sur une idée-force : l’« européanisation » de l’islam, à travers son inscription territoriale sur le sol italien et son ancrage dans l’aire culturelle chrétienne.

La création de la tarīqa Ahmadiyya s’accompagne rapidement d’une politique de visibilité et d’institutionnalisation. On peut s’étonner de cette stratégie mondaine pour un groupe qui se déclare volontiers contemplatif, mais il s’agit bien de conquérir une place importante dans le paysage religieux italien, et, pourquoi pas ? représenter officiellement l’islam en Italie. Pallavicini met en avant son origine italienne pour favoriser la compréhension générale de l’islam et s’appuie sur sa filiation soufie pour bénéficier d’un a priori positif. Il définit sa première stratégie de reconnaissance publique – que l’on peut qualifier d’« entrisme spirituel » – comme une sorte « d’œcuménisme par le haut ». Il justifie, par cette formule, son intérêt pour le dialogue islamo-chrétien et sa participation aux diverses rencontres interreligieuses, dont la rencontre œcuménique d’Assise (1986) qui lui assurera une publicité importante. Remisée dans une perspective guénonienne, cette stratégie vise à nouer des contacts avec les différentes autorités religieuses afin de promouvoir, au sommet, une métaphysique commune par opposition à « l’œcuménisme bon marché qui voudrait tous nous rassembler dans un espéranto religieux, un syncrétisme universaliste » (1995 : 122). Cette notoriété permet surtout à Pallavicini de prêcher « l’unité transcendante des religions » dans un cadre plus large que celui de l’ésotérisme, et de présenter « comme propres à l’Islam beaucoup d’idées qui provenaient en fait de Guénon » (Sedgwick, 2000-2001 : 296). Le soufisme constituerait finalement un bon cheval de Troie pour populariser des idées avant tout traditionnelles.

Pallavicini complète cette stratégie d’ouverture par une politique d’institutionnalisation. À cette fin, la tarīqa Ahmadiyya crée plusieurs organes culturels, dont la CoReIs (Comunità Religiosa Islamica) qui remplace, en 1997, l’AIII (Associazione Internazionale per l’Informazione sull’Islam). Cette structure, regroupant essentiellement des convertis italiens, doit faciliter la reconnaissance des musulmans dans la société italienne et témoigner de la dimension spirituelle de l’islam. Reconnue assez rapidement par l’État italien, elle devient un acteur incontournable de l’intégration des musulmans dans l’espace public 30, et ce malgré les protestations des autres organismes représentatifs des musulmans en Italie. Ces derniers reprochent au groupe de Pallavicini sa référence appuyée au soufisme, sa composition identitaire homogène (majorité d’italiens), son intellectualisme poussé et surtout sa volonté hégémonique. Cela n’empêche pas pour autant la confrérie de poursuivre son travail de reconnaissance au niveau international avec la signature d’un accord de collaboration avec l’Université al-Azhar au Caire et l’intégration à la World Islamic People’s Leadership (la plus grande ONG islamique regroupant deux cent cinquante organisations de quatre-vingt pays différents) 31. Cette action publique poursuit bien deux objectifs concomitants : l’enracinement institutionnel au sein de la République italienne et la reconnaissance religieuse au sein du monde musulman.

En parallèle à cette politique d’ouverture, les soufis italiens ont développé un groupe de réflexion sur la tradition islamique qui a conduit, en 1994, à la création de l’IHEI (Institut des hautes études islamiques). Cet institut, qui regroupe des universitaires et des intellectuels musulmans d’origine européenne, se donne pour objectif principal de « faire connaître [...] le patrimoine spirituel et intellectuel de la Tradition islamique, tout en donnant le témoignage d’une spiritualité vécue dans le contexte de la société moderne » 32. La maturation de l’Institut, plus discrète puisqu’elle s’adresse avant tout à l’élite intellectuelle, se poursuit en France avec la mise en place du Centre d’études métaphysique destiné « à faire retrouver le sens originel des valeurs traditionnelles » (Pallavicini, 2002 : 124). Au final, la confrérie de Pallavicini reste surtout implantée en Italie, même si elle bénéficie de quelques relais dans le monde guénonien français.

26Si la tarīqa Ahmadiyya recherche une certaine forme de reconnaissance institutionnelle, elle ne pratique pas pour autant un prosélytisme tous azimuts. Au contraire, elle tend à s’affirmer dans un espace européen respectueux de la culture chrétienne d’une part, et réserve son entrée aux élus capables de concilier intellectualité guénonienne et engagement soufi d’autre part. Elle s’adresse, plus précisément, aux lecteurs de l’œuvre de Guénon auxquels elle rappelle la nécessité d’un rattachement à une voie traditionnelle achevée : « l’œuvre du Shaykh Abd al-Wâhid Yahyâ ne peut être comprise que si on la met en œuvre, à quelque niveau que ce soit, exotérique ou ésotérique » (Pallavicini, 2002 : 112). Cette volonté d’inscrire son engagement ésotérique dans une pratique religieuse définit la position des soufis à l’égard du catholicisme. Ils ne renient en aucun cas ce dernier, mais lui reprochent d’avoir perdu sa dimension intérieure, et donc initiatique, pour se cantonner à sa forme extérieure. Autrement dit, si l’Église continue à assurer une survivance traditionnelle au sein de la société sécularisée, elle ne répond plus aux besoins de ceux qui désirent aller plus loin dans le chemin de la connaissance. La tarīqa s’adresse justement à ces derniers et envisage le passage à l’islam comme une continuation, sinon un aboutissement, de la voie chrétienne. La notion de conversion est en général réfutée puisque « l’Islam se présente [...] comme l’ultime rappel des vérités éternelles contenues dans la Tradition immuable [...] et sa fonction spécifique est celle d’une reconversion constante des hommes à Dieu » (Pallavicini, 1995 : 12). Eva de Vitray-Meyerovitch, célèbre convertie française, résolvait le problème en évoquant l’islam comme « une religion qui contient toutes les autres » (Cherqaoui, Rocher, 1996 : 20).

Sur le plan historique, cela signifie que l’islam contient non seulement les deux autres révélations abrahamiques, mais accorde aussi une place privilégiée à la figure de Jésus. Pallavicini insiste constamment sur la dimension eschatologique de ce dernier : « nous vivons, nous aussi, un moment exceptionnel : celui qui, selon toutes les Écritures sacrées, voit s’approcher l’événement auquel nous croyons tous, le moment où Sayyidunâ ‘Isâ, le Christ, reviendra comme imâm, le guide que nous tous, juifs, chrétiens et musulmans, attendons » (1995 : 145). Ainsi, il réaffirme le lien inextinguible qui relie les trois monothéismes tout en le dépassant, le surplombant grâce à la notion de Tradition primordiale. Dans ce contexte, le catholicisme apparaît comme incomplet mais non incompatible ; il reste, au niveau exotérique, une voie de salut qui permet aux chrétiens de vivre dans un cadre relativement traditionnel. La référence appuyée aux traditions qui précèdent l’islam constitue d’ailleurs un autre sujet de discorde vis-à-vis des organisations musulmanes en Italie. Le cheikh Pallavicini s’appuie sur ces tensions pour se démarquer du fondamentalisme et pour promouvoir un islam italien autochtone respectant « le contexte social et culturel du pays » et réaffirmant « l’esprit œcuménique universel de l’islam » 33. Cela ouvre, dans tous les cas, l’espace pour un islam à dimension européenne, chrétien dans son univers culturel et guénonien dans ses projections.

Un soufisme à consonances politiques

Le soufisme de Pallavicini, en s’inscrivant dans la perspective traditionnelle, recèle une indéniable dimension politique. L’angle d’approche reste, en effet, celui d’une critique du monde moderne et induit, en conséquence, un positionnement que l’on peut qualifier de « métapolitique ». Ce concept, resté flou en histoire des idées, renvoie à l’imbrication de la sphère spirituelle et de la sphère temporelle jusqu’à fonder une vision du monde de type métaphysico-politique 34. Ainsi, le passage à l’islam à travers la matrice guénonienne constitue, en règle générale, un acte de contestation de l’ordre ambiant qui débouche bien sur une vision métapolitique du monde. Les principaux thèmes de la pensée guénonienne tels que l’unité de la Tradition, le sort de l’Occident et la crise du monde moderne, s’en trouvent réactualisés à l’aune de l’engagement soufi européen.

En effet, l’imaginaire politique dans lequel se déploie la structure soufie italienne n’a pas évolué depuis le diagnostic établi par Guénon. Pallavicini reprend ainsi à son compte la critique du monde moderne en insistant sur son inéluctable processus : « Ces forces, que R. Guénon appelait la contre tradition, sont d’autant plus actives maintenant que presque plus personne ne croit en Dieu, et encore moins au diable » (1995 : 101). Autrement dit, la vague matérialiste n’a cessé de se déployer sur l’ensemble des continents. Dès lors, le remède guénonien d’un appui intellectuel de l’Orient pour régénérer l’Occident n’est plus d’actualité 35. Même l’islam, pont éventuel entre les deux civilisations, semble empêtré dans une crise de nature politique dont l’élément déterminant reste le rapport à la modernité. Pour Pallavicini, ce nouveau contexte favorise l’émergence d’un islam européen. Ce dernier, fondé sur les valeurs universelles de la Tradition primordiale, se situerait à égale distance de la religiosité mondaine et du fanatisme religieux. Mieux, l’héritage spirituel de Guénon se concrétiserait, en Europe, par la manifestation d’un « Centre spirituel authentique et complet [...] qui enseigne comment, dans les derniers temps, le Soleil se lèvera vers l’Ouest, et les Occidentaux seront les derniers à conserver la conformité à la Vérité » (‘Isa, 2001 : 258). Ainsi, l’islam, élevé aux sources de la spiritualité soufie et de la doctrine guénonienne, pourrait même, à terme et dans un contexte de confusion générale, constituer un modèle pour l’islam originel : « je crois fermement que Guénon est le guide intellectuel dont les musulmans ont spécialement besoin aujourd’hui pour faire face aux tentations et aux provocations de la civilisation moderne » (Boubakeur, 2001 : 93). La dimension politique, si elle n’est pas flagrante, apparaît bien dans les contreforts de la vision traditionnelle du monde : seul l’engagement religieux et, plus précisément, initiatique peut impulser un mouvement contraire à la modernité.

L’objectif poursuivi est tout entier contenu dans la question suivante : comment sortir de cette « nouvelle barbarie » et incarner, en Europe, une troisième voie se frayant un chemin entre le « puritanisme européocentrique et islamophobe et le multiculturalisme uniformisant et globalisant ? » (Pallavicini, 2001 : 57). L’école soufie de Milan souhaite répondre à la déréliction du monde moderne par la constitution d’une élite intellectuelle, seule capable d’influer sur la mentalité générale. Le principe hiérarchique, inhérent à toute conception de l’élite, est ici réaffirmé à travers la césure ésotérisme/exotérisme et renvoie directement à l’idée d’une autorité spirituelle : « Pour l’islam, le concept d’élite n’a de sens que dans la dimension strictement initiatique du taçawwuf ; il indique un degré de connaissance acquise et une fonction précise [...] de conservation de l’aspect essentiel de la religion sans lequel celle-ci ne devient plus qu’une forme vide sujette aux pires infiltrations de l’adversaire » (Conti, 2001 : 96). Les revues, les conférences, les rencontres et autres colloques organisés renvoient à ce souci d’intellectualité puisque seule la Connaissance – entendue comme un cheminement vers la sainteté – discerne les élus de la masse. Dans cette optique, la conversion à l’islam, par l’intermédiaire du soufisme, constituerait « l’unique forme de “politique” encore possible » (Pallavicini, 2002 : 120), à savoir l’immersion dans une communauté spirituelle par opposition à l’engagement politique. Il ne s’agit plus de se perdre dans une « révolte contre le monde moderne » 36 mais de recréer, en soi (individu et communauté), les conditions d’une vie traditionnelle. Le dilemme de la participation au politique, et plus largement celui de la dimension politique de la Tradition primordiale, se résume ici à l’engagement spirituel dans une confrérie soufie.

« Nous ne refusons ni la vie ni le monde en soi, mais seulement le monde moderne et la vie anti-traditionnelle » (Pallavicini, 1992 : 22), tel est le credo répété à l’envi par les tenants d’un islam européen. Cette formule révèle l’ambivalence, sinon le paradoxe, d’un être au monde en butte à la réalité sociétale. En pratique, elle prend tout son sens dans la volonté de recréer des îlots traditionnels dans le contexte d’une société sécularisée. Aidée en cela par l’immigration récente de plusieurs milliers de musulmans, la possibilité de former une communauté islamique italienne, avec en son cœur une élite soufie, permet de concilier la quête personnelle et l’engagement collectif. La construction de la mosquée al-Wâhid, gérée par des citoyens italiens musulmans, répond à ce besoin de créer des espaces adjacents à la mondanité environnante. L’autre grief fondamental adressé au monde occidental réside bien dans la séparation du sacré et du profane. Dans une civilisation traditionnelle idéalisée par Guénon, toutes les actions dépendent, en dernier ressort, d’une impulsion spirituelle, elle-même encadrée par une caste sacerdotale. Cette remise en cause latente du principe de laïcité – passé sous silence dans le discours public de la confrérie – se comprend mieux dans la perspective historique définie, c’est-à-dire celle d’un épuisement du monde moderne. Ce processus, décrit comme inéluctable, relativise autant qu’il maximalise la position des soufis guénoniens. L’espoir d’un retour à une civilisation traditionnelle ou d’un réveil spirituel de l’Occident tend effectivement à s’effacer derrière l’attente de « nouveaux cieux et d’une nouvelle terre » : « Bien des choses ont changé et, au point où est arrivé le processus de dégénérescence non seulement en Occident, mais dans le monde entier, nous sommes peut-être loin de l’idée de rétablir une civilisation traditionnelle qui puisse toucher de façon plus ou moins directe la multitude des hommes, et permettre de produire ce changement de perspective sans aucune catastrophe » (Ibid. : 102). Mieux vaut alors se replier au sein d’une communauté spirituelle, dans le cadre traditionnel islamique, afin de préparer les germes du nouvel âge d’or.

Conclusion

Si Guénon et ses principaux héritiers ont contribué à la présentation et à la diffusion du soufisme en Occident, ils se sont progressivement éloignés des groupes soufis et des communautés musulmanes implantés en Europe en raison de leur référence systématique à l’idée d’une Tradition primordiale. Le soufisme guénonien se structure en effet autour de deux idées directrices étrangères à l’orthodoxie et à l’orthopraxie islamiques : l’adhésion à une voie soufie entendue comme le véhicule privilégié de la Tradition – au-delà même de son rapport à l’islam –, et la légitimation de ce choix par les conditions historiques propres au monde occidental moderne. Cette lecture ésotérique favorise naturellement la conversion des Européens à une voie initiatique soufie, mais elle inscrit également le parcours de l’impétrant dans le cadre prédéfini de la pensée traditionnelle. D’une manière plus générale, on peut s’interroger sur la part prépondérante que la doctrine guénonienne occupe dans ces cheminements de type spirituel. Ne peut-on pas y trouver un arrière-plan, voire un soubassement idéologique, qui se perpétuerait et se renforcerait par la transmission initiatique et la mutation personnelle qui en résulte ?
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Message par Meïr Mar 18 Juil - 21:03

Merci Ayin pour le partage
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Message par Lamcat Jeu 20 Juil - 22:48

Merci Ayin. Cela m'aide beaucoup dans mes réflexion actuelles.

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